Jacques Poulin – Les Grandes marées
J’ai beaucoup aimé ce roman. C’est le premier
roman de Poulin que je lis et je vais certainement poursuivre la découverte de
son oeuvre. Un style unique, du moins pour mes connaissances, et une imagination
libre et riche. Les grandes marées est un roman de la fable et non pas
tellement de la langue, à la différence de L’Avalée des avalés, par exemple.
Dans ce sens, il s’inscrit dans une tradition caractéristique plutôt du monde
anglophone. Ce n’est pas pour rien auel’auteur est bilingue, qu’il a été lui-même
traducteur et qu’on le considère comme le plus américain des écrivains québécois.
Sous la simplicité apparente, sous l’extrême
dépouillement de l’univers romanesque du début du livre, on découvre tout un embrouillamini
de chemins sinueux. Tel une Ying Chen, Poulin est un auteur qui affectionne le
mode suggestif et le préfère largement au mode assertif. Ainsi, la fin du roman
laisse perplexe – qui est cet homme au fusil qui se tient à l’orée du bois sur
l’île où Teddy finit par échouer ? Que veut dire la conversation finale entre
Teddy et Marie, et en particulier la « parabole » de la lutte entre
le cachalot et le calmar ou bien le poème « africain » que Marie
lègue au traducteur ? Que veut dire le titre du roman ? J’ai bien des hypothèses
obscures mais je suis incapable de
trancher. De toute façon, ce qui est commun aux images, c’est la sensation de
froid, de noir, de glissant, de mouvant. Les grandes marées, c’est ce qui
mine l’ordre, le parfait agencement. C’est la glace qui assassine l’humain et
son aspiration à la simplicité, à la chaleur, à la paix.
Il me semble que le roman peut être lu comme
une allégorie de la colonisation du Canada. L’île sauvage et paradisiaque, la
solitude béate, la vertu ascétique, c’est aussi « un pays merveilleux où
tout est à faire », comme le déclare le professeur Mocassin. La société
qui prend forme petit à petit sur l’île serait dans ce cas une caricature de la
société canadienne contemporaine : une société où tout a une place
prescrite d’avance, chacun sa profession, son expertise, peu importe son absurdité
ou son inadéquation dans le contexte concret. Ainsi, la traduction est plus ou
moins ridiculisée : Teddy voue comiquement un sérieux pédantesque à des ouvrages qui ne le sont point (des bandes dessinées) ;
la même observation pourrait être faire à propos de Mocassin ; l’Auteur
est absorbé par la modeste ambition d’écrire « le grand roman de l’Amérique », mais son allure ne laisse présager rien de grandiose ;
l’Animateur organise des sessions thérapeutiques sans queue ni tête qui prétendent
expliquer et régenter le psychisme de tout un chacun, etc. On n’accepte pas la délicatesse
d’esprit de Teddy – on ne comprend pas son souci de la perfection, son manque
de libido « traditionnel » à l’endroit des femmes, sa gentillesse,
son côté passif, etc. Le tout bien balancé, on évacue tout ce qui ne peut pas rentrer dans les cases, tout ce qui échappe à
la grille préétablie des professions, des masques sociaux, des costumes
théâtraux que tous sont tenus de revêtir. Le caractère futile de ses
masques est particulièrement mis en relief par la découverte de la parfaite
inutilité du travail de Teddy : il travaille pour
rien depuis qu'il s'est établi sur l'île, puisque ses traductions ne sont pas publiées. Tout s’avère une énorme
mise en scène, une énorme simulation qui a pour unique vocation le maintien de
l’ordre établi, quelque absurde qu’il puisse s’avérer.
La sexualité est un thème discrètement (je
dirais timidement) présent tout au long des pages. Cette réticence à le mettre
en lumière en accuse le caractère douloureux, traumatique. Le personnage aime
bien Marie mais ne souhaite pas (ou ne peux pas) se couler dans le moule des
rapports sexuels traditionnels : pendant longtemps il n’a pas de regard sexué
sur la jeune fille et, même s’ils finissent par faire l’amour, cela ne conduit
pas à la formation d’une véritable liaison, leurs rapports tiennent plus de l’amitié. A la fin, paradoxalement, on assiste à un refroidissement entre
les deux protagonistes, Marie s'apprête à quitter l’île et Teddy
conjecture que c’est dû à son désir de se trouver un « homme normal ».
Plus tôt, le lecteur est autorisé à soupçonner que Marie a couché avec l’Auteur. Cheveux courts, sportive, elle est comparée à un "garçon manqué", ce qui introduit même un doute d'homosexualité insoupçonnée ou inavouée chez Teddy. Tête Heureuse incarne une sexualité consommatrice, une corporalité sans âme, un
sourire sans contenu, comme sorti d’une affiche publicitaire. En fait, une opposition,
un peu naïve et simpliste d’un point de vue contemporain, entre le poète
romantique, sensible, solitaire, et la foule vulgaire, cruelle, amoureuse
des cadres fixes et des slogans simplistes, abominant tout ce qui échappe à son
éthique rudimentaire, est en place dans le texte. Ceci, en plus de la fin trop
rapide, trop schématique, du roman est, je trouve, son seul point faible.
D’autre part, Teddy n’est guère idéalisé par
le texte. Car en dépit du fait que sa solitude béate du début du livre peut paraître comme la
solution idéale quoique impossible, sa
futilité, sa vanité sont bien mises en causes par le récit. L’image du
lance-balles (le Prince) magnifié par Teddy, qui fait l’éloge de sa perfection, ridiculise
le penchant perfectionniste du traducteur et celui-ci apparaît maintenant comme un misanthrope monomaniaque. Sa fuite rousseauiste
de la société corrompue n’est peut-être pas autre chose que le reniement de l’humain,
dans son imperfection, dans son abomination même. Si tourner le dos à la corruption des
hommes signifie embrasser l’ordre de la machine, alors est-ce véritablement un
choix éthique, légitime ? Tout ce qui est vivant est imparfait. La
perfection égalerait-elle la mort, l’inanimé ? C’est peut-être le cas, et
la scène finale, où Teddy découvre le cadavre tétanisé du gardien de l’île aux
Ruaux, en apporte la confirmation. Par ailleurs, l’engourdissement de son bras
est une autre matérialisation de sa non-vitalité, de son caractère cadavérique.
Teddy est progressivement envahi par le néant. Le métier de traducteur est en
soi une métaphore réussie de ce néant, de cet espace intermédiaire, transitoire,
inhabitable. Le traducteur habite le nulle part, le non-lieu, rappelant par là l’angoisse et la mauvaise
foi sartriennes. Dans Lettres chinoises
de Ying Chen, Sassa, traductrice de métier, incarne une métaphore comparable. Etant
traducteur moi-même, je suis bien sensible à ce problème, que je comprends
parfaitement. J’ai été ébahi de retrouver le même traitement de la figure du
traducteur chez Poulin.
En tout cas, c’est une fable extrêmement
originale, provocatrice, inhabituelle, riche en connotations. Un de mes romans
préférés.
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